Nouveau départ
Bien après mon retour, après l'accueil terrifiant du monde, l'accueil et l'aide plus chaleureux d'Almonen et de Curieux, et des quelques péripéties qui composèrent sa suite...
Je me réveillais en stupeur, mon cœur battait le tonnerre, et tout ce que je sentis sur mon corps fut cette pellicule de sueur rance et froide rampée sous ma tenue. Inutile de dire que je n'étais pas bien. Aussi, impossible de le retenir, ni d’en comprendre les raisons : un cri difficile érailla instantanément ma gorge, cri qui résonna longuement entre les quatre murs, cri en trois syllabes et duquel je ne retenu seulement que la douleur stomacal qui l’accompagna.
« Quoi!? Hein…? donnais-je ensuite bêtement au monde en secouant la tête.» Et tout abrutit encore que je fus par le sommeil, et la lumière du matin aveuglant les yeux sensibles d’un elfe, je laissai à mes autres sens le soin de s’étirer dans l’espace que j’en comprenne un peu plus sur ma situation. Aiguillonné par le nez, ce fut d’abord l’odeur de vieux bois et le chatouillement de la poussière disséminé dans l’air qui m’heurtèrent. Dès que mon sens s’affina, une autre fragrance s’ajouta au fumet général et m’étriqua une grimace ; c’était à mi-chemin entre la sueur de bottes ayant battue la terre une journée de long et le parfum plus épicée d’une peau grasse et animale. Or, le cœur déjà délicat et la tête toute migraineuse, je fit taire mon odorat au profit de mon touché ; je reconnus alors le moelleux d’un bon lit, et à ma vue, qui reprenait lentement ses droits, les vagues propositions de couleurs fades et neutres me permirent de disposer de tous les éléments pour conclure : j’étais couché dans l’une des douillettes chambres de l’auberge de Croc-Noir.
Ce faisant, ce matin-là, et toujours sous l’étrange choc du réveil, je ne fis rien de ma routine habituelle. Quelque chose tambourinais mon crâne et au lieu des étirements et d’un déjeuner copieux, je pris la direction de l’extérieur. À mi-chemin, alors que je dévalais les marches, l’un des loups qui habitait surement les lieux leva la tête de son repas pour me dévisager. Le poil humide qui pendait de sa gueule ruisselait en zébrures d’un sang encore chaud, et je compris enfin d’où venait l’odeur qui m’avait rendu nauséeux. Aussi, pressé de calmer mon état, je ne lui accordais aucune importance, n’essayant pas de l’amadouer pour me chamailler avec lui comme je l’aurai fait d’ordinaire, et dès que je fus sorti, je respirais à fond l’air frisquet de la forêt comme si je manquais d’étouffer. Ce n’est qu’après coup que je réalisais la très mauvaise idée qu’était cette décision à la va-vite. Subitement, à mes pieds, les herbes prirent bêtement des airs de poignards verdâtres et effilés ; c’était que l’effort subit et la montée vertigineuse d’air à mon cerveau m’étourdissaient lourdement. Et l’enfer de succéder. Flashs désordonnés, sensations viscérales et successives d’amertume puis de passions, dialogues incompréhensibles de voix criardes, nausées, frissons, et j’en passe ; j’eu tout bonnement l’impression que mon crâne et mon corps allait fendre sous le poids d’un théâtre absurde. Et plus tard, à tête reposée, j’allais même pousser la comparaison pour qu’il fût exécuté par des Worgens en chaleurs, sous l’effet effervescent d’un alcool toxique et d’une pleine lune en ciel dégagé.
Sauf que… le calme ne vint pas tout de suite, et c’est, mains contre oreilles, genoux contre sol, que je passai ce dur moment. De son espace dans le temps, il ne dura que quelques minutes, pourtant, il m’apparut longer l’éternité de près, et un instant, je fus convaincu que j’allais m’effondrer sur mes fondations ; mes coudes et mes cuisses tremblaient comme des taillis sous le vent. Et puis, comme je m’aventurais à essayer de comprendre la situation, l’idée absurde que je puisse avoir été empoisonné ou celle que les dieux voulurent ma peau me traversèrent l’esprit.
Mais ces idées s’envolèrent aussi rapidement que venues… Car lorsque les vertiges passèrent et qu’avec eux, la douleur s’estompa et que les nausées disparurent, à contre-tournant, les images qui m’assaillaient défilèrent plus lentement et prirent des formes de contes ou de fables que j’observais se dérouler à une proximité patibulaire. Certaines de ces histoires étaient d’une grande violence, d’autres étaient plus douces et certaines encore, n’étaient rien de plus qu’anecdotique. Aussi, j’oscillais émotionnellement entre de légères angoisses, de faibles joies, mais surtout, par-dessous un scepticisme méthodique. Car loin s’en faut de m’être impersonnels, les flashs restaient des plus flous et des plus ténus. Quelque chose survint pourtant au fil et à mesure du phénomène et le moment où des visages familiers m’apparurent, que des gestes et des paroles me furent coutumiers, la vérité m’agrippa solidement par tout le corps et me laissa un air stupéfait au bec :
Tout ceci n’était rien d’autre que mes propres souvenirs…
---
Réminékoi?
Il me fallut des jours pour me rappeler l’épisode « Tempérance ». Et plus particulièrement la manière dont elle m’avait traficoté l’esprit à grands coups de jeu scénique parfaitement rythmé. Des quelques fragments ténus qui me restait de cette étrange nuit, c’est-à-dire une impression floue de quelque chose à mi-chemin entre une dispute noire et une chamaillade enfantine, j’en étais arrivé à la conclusion que l’imitation de la personne en question se devait d’être si bien calquée, et la personne si importante à mes yeux, qu’elle avait ouvert le cadenas de la réminiscence. Du moins, c’est ce que je m’étais convaincu. Mais bien sûr, comme si l’existence s’acharnait à ce que j’ai une mémoire défaillante, il me manquait encore plusieurs pièces pour reconstituer la scène, et tout ce que j’avais comme certitude c’était qu’un déclic s’était opéré dans ma tête si violemment que lesdits moments de la soirée en sa compagnie s’obstinaient à rester oublieux… ou à ne revenir que par fragments sporadiques, improbables et imprévisibles. Fichu paradoxe! Du coup, la question à savoir comment la servante de la tour s’y était prise ex-ac-te-ment, et si peut-être elle put m’aider d’avantage me titillait la curiosité à un point tel que je me demandais bien quand j’allais la revoir pour lui poser la question des détails. Pour cela, rien de plus facile, il me suffisait de me rendre à la tour sombre des terres de cendres…
Et les jours se succédèrent pourtant sans que je ne bronche d’un poil. Ma tête procédait de manière à ce que j’ai toujours un prétexte, une bonne excuse, une obligation de dernière minute, une oisiveté nécessaire à ma paix d’esprit. Bon : je repoussais le moment chaque jour un peu plus, je n’étais pas dupe. Et je savais pertinemment qu’un quelque chose me retenais de le faire… et ce quelque chose, le grand homme du nom de Barde mettrait le doigt dessus le jour suivant.
---
Fragment
C’était en pleine nuit, une quelconque, qui se mélangeait pêle-mêle sur le fil du temps. La lune arrivait à son zénith et la communauté dormait à poing fermé. Pensifs, le chanteur et moi profitions du foyer de la maison commune et la chaleur dégagée par l’antre au bois fumant attisa notre fatigue en y laissant émerger toute sa capacité méditative. Par moments, la conversation s’installait ; nous abordâmes ensemble nombres de sujets dont l’importance et la pertinence vacillait grandement. Puis, entre un silence et une rêverie, la voix du Barde se fit de nouveau entendre, et avec elle, arriva le sujet dont je garderais une mémoire limpide. Sans subtilité d’introduction, par le franc parlé habituel de l’homme, que je respectais d’ailleurs et entre autre chose pour cette raison, il me fit part de l’une de ses réflexions qui était née d’une conversation avec Fumée, et qui me concernait. Le cœur de son dilemme était celui-ci : Devais-je ou non récupérer la mémoire? « Bien sûr » aurais-je eu envie d’éructer, car sur le coup la question ne me faisait aucun sens, un peu comme si on avait demandé à un aveugle s’il désirait récupérer la vue. Mais avant que je ne puisse répondre, son regard fit une oblique dans ma direction et la charge de gravité qui s’y incarnait me laissa coi. Il déplaça alors son lourd buste en diagonale de ma position et son bras musculeux comme celui d’argile s’accoudèrent sagement contre ses cuisses, ses mains s’entrelaçant avec sérieux. Après un silence pensif, il jeta ses premières phrases avec laconisme et concision, comme s’il avait longtemps pesé et réfléchi ses mots. Dans l’essence, ça ressemblait à ça : « Si ma mémoire a été occultée, pensait-il, c’était pour une raison de survie ». Il soupira. En effet : « mon parcours, poursuivit-il d’une narration qui était maintenant ponctuée d’hésitations bien-pensantes, avait jalonné les vallons et les éminences de la douleur ». Aussi, ce vieil ami avait émis l’hypothèse que le seul moyen pour moi de voir la fin des déboires et de l’isolation qui avait mené à ma disparition, ça ne pouvait être que par un seul moyen : l’Oubli.
Le silence qui suivit laissa mon cœur se nouer et mes vertiges revenir ; j’amenai le Barde dehors et je le convaincu de s’entrainer avec moi, faisant mine que le sujet était clos et sans trop d’importances. Épuisés des coups que nous nous étions donnés, nous bifurquâmes en rêveries diverses. Barde le Forgeron ; Ravage et Barde, instructeurs de combats ; la communauté aurait son propre camp d’entraînement…
Après notre conversation pourtant, je ne tendis mon esprit vers les autres pour qu’ils me contassent mon histoire qu’avec l’écoute la plus effilée, la parcimonie la plus aiguisée.
---
Barde et Imaginaire
Pour une raison que j’ignore ou que ma mémoire tient... évidemment... à garder dans l’oubli, j’ai toujours préférer vivre de nuit que de jour. Non, rectifions: j’ai toujours vécu de nuit, tout simplement. Il y avait peut-être là une question préférentielle qui sous-tendait le tout, ou alors était-ce simplement de ma nature, mais la nuit, le sommeil tardait longtemps avant de me gagner. Étrangement, son silence, peut-être même son charme poétique ou les mystères qu’elle engendrait dans l’imaginaire, veillaient à ce que mes orbites restent pleines de vie.
Or, ce jour-là, je ne me réveillais pas au déclin de l’astre de feu ni à l’ascension de la lune… je me réveillais une fois de plus avec un spasme d’effroi, en plein cœur de la journée. Pour y répondre adéquatement, mes mains vinrent intuitivement s’ancrer dans les draps qui s’enlaidirent de plis violents. Des gouttes de sueurs suivirent la route de mon nez pour s’arrêter perler contre mes joues ; dans le brouhaha de sensations, je dû puiser loin dans mon courage pour tenter de me souvenir du rêve qui m’avait mis dans cet état.
Mais rien, absolument rien… L’image qui avait fait l’effet d’une épée en vertigineuse décente vers ma gorge avait complètement disparue, probablement oubliée à jamais ; et comme dans une recherche désespéré pour m’en consoler, mes mains, plus calmes, tâtonnèrent les draps à la recherche de Papillon. Mais une fois de plus : rien… Le couteau se retournait dans la plaie : mon insecte impossible était reparti pour le Rêve. En ce moment même, pensais-je, elle devait être sur le chemin d’une énième découverte, d’un centième émerveillement, approfondissant le mysticisme de l’endroit et s’enorgueillissant peut-être de la chance qu’elle avait. D’un côté, je me surprenais de l’envier avec cette pointe juvénile de jalousie qui me caractérisait parfois. Alors que de l’autre, par contre, une hâte folle m’animait à l’idée qu’elle me contât toute son aventure au retour. Mais ces deux sensations, ces deux pôles, ne pouvaient être dirigé que par un troisième. Comme ça me ressemblait encore d’avantage, c’était une inquiétude viscérale pour elle qui dominait l’espace de mes émotions. Son esprit et son corps était coincé quelque part que je ne pouvais aller. S’il lui arrivait quelque chose… j’étais impuissant, totalement et irrémédiablement… impuissant.
Ainsi, complètement aphasique, la mine morne, une envie cinglante de hurler, je me laissais ensevelir sous ces sensations que je connaissais que trop bien et sur lesquels je n’avais pratiquement aucun contrôle : la Solitude et la Peur.
Maintenant redressé en tailleur, je remontai les couvertures sur mes épaules, emmitouflé dans son grain de chaleur. Je ne pus contrôler les grognements insatisfaits qui suivirent, ni les resserrements systématiques de ma gorge sur des sanglots. Et cet étrange défaitisme taché de nostalgie aurait pu continuer toute la journée, si la voix de Barde ne résonna pas dans ma tête avec la puissance étourdissante du bâton-de-feu de Tempérance : « T’étais un solitaire, aussi. À la fin, on ne t’a plus revu. Ta douleur était trop grande, et tu es revenu dans l’état qu’on te connaît aujourd’hui. »
Et à cette voix dans ma tête de répondre stupéfait : « Tu voudrais que je fasse quoi!? Je suis un petit elfe maigrichon, impulsif et entêté. Je sais rien foutre de tout façon! Et même guerroyer! C’était l’ancien Ravage ça… Moi, je suis un bon à rien. Tout le monde à son petit quelque chose qui le rend utile. J’ai voulu coller à l’image que vous aviez faite de moi, et regarde le résultat… Je ne sais pas quoi faire de mes journées, ni par où commencer, et pour couronner le tout, y’a tous ces flashs qui reviennent ponctuellement et qui me charcute l’esprit comme Salem avec ses grouïks.»
B : « Déjà! Arrête de m’imiter. » Et j’entendis suivre une réplique parfaite du grand rire grave et franc de Barde résonner entre mes oreilles, avant de reprendre : « Personne ne te force à être quelqu’un que tu ne veux pas être, Ravage. Tu as voulu savoir la personne que tu fus jadis, nous t’avons répondu. C’est tout. Maintenant, ce qui importe, c’est la personne que tu veux devenir. Regardes comme tu reprends des couleurs et des formes! C’est déjà un bon début. En plus, tu as toujours ce soucis de vouloir aider, n’est-ce pas un excellent départ : la volonté!? Et puis, de toute façon, tu as toujours été bourré de talents. J’ai aucune crainte vis-à-vis de ton avenir. Tu savais te battre, certes, mais tu étais aussi un excellent travailleur du cuir, tu as su dompter Félice, tu avais toujours des projets en tête…. »
R : « Mais… j’suis pas brillant comme Salem ou sage comme Neige et Almonen… ou»
B : « Pas de Meeeh, pas de ou ! Si ça te tiens tant à cœur de te rendre utile, commence par te botter le cul, ou je le fais moi-même! *rire grave* Tu as recommencé à t’entrainer, ce qui est une bonne chose, nous aurons toujours besoin de bras qui savent prendre les armes au moment opportun. Mais pas seulement. Ce monde est certes un peu rustre mais il regorge de possibilités! Maintenant lèves-toi, sors dans la réalité, marche, apprend, enivre-toi, puis : Agit! Et si après ça tu n’as toujours rien trouvé pour te rendre utile, nous aviserons. Mais pour le moment, tu vas cesser de geindre comme une gamine, prendre du nerf et te secouer les puces! »
D’un coup, les voix internes furent aspirer dans une étrange alchimie de couleurs et de bruits sourds, et je fus à nouveau seul ; j’avais atteint les limites de ma créativité conversationnelle. Mes yeux s’écarquillèrent alors et ma tête se secoua avec férocité. Mes joues rougirent ensuite de honte, puis, d’un bond acrobatique, j’étais hors du lit, une énergie que je ne connaissais pas permutait tous mes muscles.
« D’accord Barde-Imaginaire, tu vas voir! » Et les nerfs de mon front s’activèrent pour froncer de conviction mes sourcils ;j'étais prêt et je lâchais un grognement satisfait. En moins de deux, je fus sur le porche de la maison commune, saluai Seoman d’un hochement de tête vif et respectueux, puis, je m’approchai du panneau d’affichage d’un pas prompt.
Des noms défilaient sans cesse et mes lèvres prirent un sourire doux-amer : cette petite communauté voyait naître en son sein des habitants qui avaient fait voeux d'assumer quelques plus grandes responsabilités que la simple survie. Dresseur de chevaux, Forgeron, Scribe, Historien ; aussi, ne pus-je à cet instant qu'inscrire ceci : "Ravage - Fine Lame" selon le terme employé par Almonen des semaines plus tôt.
À vrai dire, en me réalisant, je fus pris d'un rictus moqueur à mon égard : je n'y croyais qu'à moitié. Mais c'était la seule unité de possible vérité qui me déliait de la banalité. Aussi, préférais-je encore croire qu'il me fut possible de restituer ce titre que glanait parfois Harmonie et quelques autres : "Le meilleur guerrier des Hautemaisons".
Un soupir qui mélangeait crainte et résolution fut ensevelit sous le tonnere du galop de Félice et je partais rejoindre l'aventure de me retrouver.
...
Quatorze lunes régnèrent entre temps