Le fredonnement de la lune.

       L’Elfe faisait adroitement tourner la carte entre ses doigts, le regard perdu dans le lointain.
– Et nous y voila, à essayer de rejoindre une communauté, marmonna-t’elle à Nuit, sa compagne de toujours.
       Elle s’était installée dans une cahute du marais, attendant le jugement d’Evigil, pour faire un point sur sa longue et discrète vie.
       Longtemps elle fut observatrice, les Éveillés étaient bruyants, brutaux, cruels, irrespectueux.. La plupart du moins. Mais celle qu’elle craignait le plus était La Louve, elle était guerrière, conquérante et têtue par dessus tout ça et Hautemaisons l’avait eu, elle, pour cheffe. Aussi il était impensable pour Chantenuit de se joindre à eux, elle resta donc dans la pénombre des arbres, parmi les animaux.. Mais lorsque l’odeur du Musicien disparue avec celle de La Louve, un espoir naquit en la solitaire chasseresse : Peut-être l’Orage et l’Incendie seraient-ils plus sages ?

       Les premières lunes la surprirent agréablement, si bien qu’elle entra en contact avec les Éveillés, comme ce n’était plus arrivé depuis longtemps. Même elle s’était jointe à une quête vers le Nord… Mais la cruelle réalité la rattrapa immédiatement.
Elle fut prise au piège dans une embuscade tendue par les griffes du Feu et pas un seul des membres de Hautemaisons ne leva le petit doigt pour lui venir en aide, ni à elle, ni à Nuit. Mais elle ne pouvait s’attaquer à eux, ces êtres imbus d’eux mêmes s’étaient parés d’armes, d’armures et de pouvoirs, asservissant le monde au lieu de s’y intégrer, alors elle fuit pour se réfugier là où elle serait en sécurité : La Forêt Verte. Mais.. alors que les deux amies léchaient encore leurs brûlures, peinant à s’en remettre, l'impensable vint lui perforer l’estomac : Hautemaisons avait fait la « Paix » avec les Morts de l’Est. L’idée même que les Morts et tout ce qu’ils étaient marchent dans sa Forêt Verte lui donna un haut-le-cœur qui lui fit vomir son dernier repas.

       Fuir, il lui fallait fuir immédiatement, avant que le monde ne s’écroule. Avant que SON monde ne s’écroule. Mais dans un tel monde elle ne pourrait survivre seule.. Et elle n’avait confiance qu’en une unique éveillée : Rinidiel. La neutralité de l’elfe en faisait la seule oreille valable dans cette forêt. Elle, elle saurait la guider, elle qui avait vu et vécu tant de choses..
       Une lune plus tard, ce fut Nuit qui trouva la Messagère et la mena à Chantenuit. Le charme de la Messagère troubla à nouveau l’elfe.. Elle la trouvait à son goût, mais ce n’était pas le sujet. La Chasseresse expliqua son problème et aussitôt, une solution lui fut proposée : Evigil.
       Quelques mots furent échangés, un accord conclu et elles partirent toutes trois vers le village du marais..
– La suite, nous la connaissons, souffla-t’elle dans un sourire.
       Seul un grognement plaintif lui répondit, lui faisant perdre son sourire.
– Nous devons faire face à ce monde qui se perd, fuir ne sera pas éternellement la solution.. Evigil la sera peut-être.. Monamie nous en apprendra plus bientôt.
       Encore un grognement, puis un gargouillis désagréable. Chantenuit plissa le nez de dégoût.
– Vous, ça ne vous regarde pas n’est ce pas ? Vous n’êtes bons qu’à manger des pierres, ou a vous manger entre vous !? cracha l’Elfe, avec mépris. Après tout… C’est peut être vous qui avez raison.
       Un dernier grognement s’échappa de la gorge du Trogg qui tentait de fuir en rampant loin de la Chasseresse, une flèche au travers de la gorge., le corps lacéré de griffures. Cette dernière descendit de son perchoir et vint s’agenouiller auprès de l’immonde créature.
– Tu es répugnant, déplora La Chasseresse avant de briser sèchement la nuque du trogg, mettant fin à son agonie. Mais soit pardonné d’être né ainsi, puisse tu renaitre autrement.
     Et alors que le silence retombait, laissant place aux bruits habituels du Marais, Chantenuit récupéra sa flèche et remercia le Trogg de lui avoir offert sa vie. Puis elle se releva, complètement nue et recouverte de sang frais et d’entrailles, au milieu de nombreux autres cadavres de Troggs, sous le regard désapprobateur de Nuit.
– J-Je sais, y répondit-elle, les oreilles couchées en arrière, comme une enfant que l’ont réprimande. J’ai tué injustement.. Je… Je m’en excuse, Nuit.
       La Panthère Noire souffla puis vint finalement se frotter contre son amie, poussant du museau l’elfe vers un cours d’eau.
– Tu as raison, allons nous laver puis nous reposer, dit-elle en rentrant dans l’eau afin de nettoyer son corps.
       La Chasseresse récupéra ensuite ses vêtements proprement pliés, s’en vêtit et glissa la carte entre sa poitrine et sa tunique, ici elle ne la perdrait pas. Puis elle et la Panthère grimpèrent agilement à un arbre pour s’y installer en parfait équilibre afin d’y dormir.
– Dort, je garderai l’œil ouvert en première, souffla l’elfe, dans un sourire au félin, lui flattant le col puis lui léchant affectueusement le dessus de la tête, comme elle l’aurait fait pour elle.
       Et pendant que Nuit fermait les yeux, l’elfe repris la carte entre ses doigts, observant les Troggs venir dévorer les cadavres de leurs semblables encore tièdes.
– Décidément, vous n’avez rien pour vous, chuchota-t’elle avant de se laisser aller à imaginer une forêt verdoyante et infinie, remplie de gibier de toutes sortes et dépourvue de batisses de pierre et autres massacres dont les Anciens avaient eu le secret.. Un Monde.. Nouveau.

Lorsqu’elle remis, cette fois si, le pied à Evigil, elle était prête et surtout, plus forte. Elle le sentait, chacun de ses muscles s’était réveillés, ses sens étaient aiguisés, ses aptitudes de combats affinées.
Voilà plusieurs lunes qu’elle avait rejoint Evigil, mais sa première épreuve n’avait pas été de tout repos : Cueillir des fleurs de feu. En effet, lorsqu’elle parvenait à en cueillir, la fleur s’effritait comme du charbon entre ses doigts : Elle manquait d’expérience. C’était probablement ce que Monamie voulait d’elle, qu’elle devienne plus adroite de ses doigts, alors elle parcourra le monde en compagnie de Nuit, dans les ombres, à travers les feuillages, dans les branches, à l’abri du regard de tous. Elle revint même dans sa Forêt Verte adorée, pour la voir toujours plus déformée par l’avidité sans failles d’Hautemaisons, qui construisait des murs partout, plantait des pieux dans le corps de la terre et s'enorgueillissait d’imposer sa main de pierre sur la libre nature.


Patiemment elle cueilli des fleurs, des plantes, des racines, admirant le travail d’herboristerie de Sœur Papillon. Puis lorsque que son doigté fut tel qu’il ferait frémir la plus frigide des Anges de la Lumière elle retourna dans les Terres de Feu où elle parvint, enfin, à cueillir quelques fleurs de feu en l’état.
Enfin elle pouvait se représenter devant Monamie, elle avait réussie. Mais la mystérieuse personne n’était pas présente lorsqu’elle rentra, alors elle déposa ses trouvailles dans les coffres de la Communauté, passa voir le beau Toublanc puis glissa là où elle sentait bien, dans un arbre. D’ici elle observa le village d’Evigil, ils semblaient vivre tranquillement leurs vies. Ici elle se sentait bien, toute la communauté vivait telle une grande entité, cherchant sa place dans le monde et surtout, tous croyaient la même chose.

– Ne perdez jamais de vue la seule chose qui compte, vieille amie, la Paix entre les Éveillés. Bonne route, mystérieuse branche, prenez soin de vous.

Et ainsi il avait reprise son paisible chemin en fredonnant, les mains dans le dos, souriant sans un regard en arrière. Chantenuit, elle, garda les yeux rivés sur la lueur de l’instrument dans son dos jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la pénombre de la Forêt Noire, en direction d’on sait où.


Voilà plusieurs jours que les gardes avaient bloqués les siens dans leurs quartier de la Grande Ville. C’était donc la façon de faire la paix des gens ici, réduire ce qu’ils ne connaissaient pas à une captivité que même leurs élevages ne subissaient pas.
Cette captivité lui tordait l’estomac, de colère et de honte. Chaque instant, alors qu’elle tournait comme un fauve en cage devant les gardes qui les intimait de ne pas sortir, elle luttait de ne pas leurs foncer dessus et de répandre leurs restes partout dans la ville. Comme un avertissement, comme un symbole, comme une vengeance. Mais, elle tenait bon, pour Evigil, elle ne voulait pas desservir l’image de cette communauté qui l’avait accueillie, alors elle attendait, chaque instant plus proche de passer à l’acte, chaque instants l’estomac plus retourné, chaque instant le regard plus meurtrier.

Chaque jour le Nain les narguait, parlant à haute voix des siens en des termes injustes, chaque jours elle voyait les gardes rires à ces insultes. Il y avait bien le Paladin, Brave, qui venait leur apporter quelques vivres, il tentait d’apaiser la situation, dépassé par des décisions d’un autre homme. Chantenuit avait été étonnée de ce comportement, ce fut hélas le seul rayon dans une nuit noire et sans étoiles. Nuit, son éternelle sœur était introuvable depuis presque une lune, peut-être bloquée hors de la Grande Ville, son odeur avait disparue, sa sage présence aussi.

Elle avait eu une grande estime pour le Musicien, mais alors même qu’il se posait comme ami d’Evigil, il n’avait daigner se présenter à eux en ces temps sombres, pourtant il n’était pas loin, le Paladin en portait l’odeur.


Et puis un soir, alors que la tension était à son comble, avec l’arrivée de la guide d’Evigil, Monamie, bien décidée à ne pas laisser son peuple être ainsi traité… Ils étaient partis, sans un mots, sans une excuse. Chantenuit resta de longs instants aux aguets, persuadée d’un piège visant à éliminer ceux qui sortiraient puis… non. Après avoir été traité comme du bétail, ils étaient désormais ignorés comme du bétail boiteux. C’en fut trop pour la Chasseresse, et en cet instant là et si rien ne le laissa paraître dans son attitude elle senti en elle quelque chose naître, quelque chose de Noir, de Sombre et de Glaçant. Elle se glissa dans les ombres de la Grande Ville, pour écouter les gardes, à la recherche d’une information bien précise.

Elle en trouva deux qui s’échangeait des informations, pour la relève du tour de garde.


Les ordres venaient apparemment d’une seule personne, d’un nouveau chef, un humain belliqueux.

Et l’humain avait un nom : Atherladus.